CHAPITRE V
Nanti de la bénédiction de l’abbé, avec un peu plus de quatre miles à parcourir, Cadfael préféra emprunter une mule aux écuries plutôt que de se rendre à Aspley à pied. Il fut un temps où cette idée ne lui serait même pas venue à l’esprit, mais il avait plus de soixante printemps, et ne dédaignait pas de prendre ses aises une fois de temps en temps. De plus, ce genre d’occasion ne se présentait pas tous les jours, et il se dit qu’il aurait grand tort de la refuser.
Il déjeuna sur le pouce et partit après prime. La matinée était douce, brumeuse et l’air saturé d’humidité et de mélancolie comme souvent en cette saison ; le soleil protégé par son voile épais se laissait deviner, comme un grand fruit mûr. Quel plaisir de chevaucher ainsi sur la grand-route !
La Forêt Longue, qui s’étendait au sud et au sud-ouest de Shrewsbury, était restée telle quelle plus longtemps que ses congénères ; ses essarts étaient rares et éloignés les uns des autres, ses sous-bois, épais et difficilement pénétrables, et ses landes abritaient toutes sortes de gibier à plume et à poil. Le shérif Prestcote suivait de très près les transformations dont elle était l’objet, mais ne s’opposait à rien de ce qui pouvait la rendre plus policée, et les manoirs établis sur ses lisières avaient eu tout loisir d’agrandir leurs terres cultivées, à la seule condition de faire respecter la loi d’une façon rigoureuse. Il y avait, à l’orée des grands bois, où ne se trouvaient jadis que des essarts profondément enfoncés dans leurs flancs, de très anciennes propriétés qui, à force de travail, avaient transformé des terrains impropres à la culture en bonnes terres arables soigneusement clôturées. Les trois manoirs voisins de Linde, Aspley et Foriet, en protégeaient la partie orientale, mi-boisée, mi-cultivée. Si un cavalier partait de là pour se rendre à Chester, il n’avait nul besoin de passer par Shrewsbury, qu’il pouvait aisément contourner et laisser à main gauche. C’est ce qu’avait fait Peter Clemence qui, l’occasion s’en présentant, avait choisi de rendre visite à sa famille plutôt que de porter ses pas vers le havre de paix de l’abbaye. Son sort aurait-il été différent s’il avait décidé de dormir au couvent des saints Pierre et Paul ? En faisant route vers Chester, il aurait même pu éviter Whitchurch, qu’il aurait eu tout loisir de contourner par l’ouest, en restant à l’écart des tourbières. Seulement, il était un peu tard pour se poser la question.
Cadfael se rendit compte qu’il pénétrait sur les terres du château de Linde en arrivant sur des champs bien dégagés où l’on voyait encore les traces de la moisson, engrangée depuis longtemps, et dont les moutons broutaient les chaumes. A présent, le ciel s’était dégagé légèrement et un soleil tiède, laiteux, réchauffait l’atmosphère, sans parvenir à chasser complètement la brume. Un jeune homme apparut, qui marchait sans se presser sur un remblai ; un chien de chasse le suivait de près et un émerillon à demi dressé était perché sur son poignet. Ses bottes étaient humides et tachées de rosée et il y avait dans ses cheveux châtain clair quelques gouttes d’eau qu’un coup de vent avait dû faire tomber des feuilles d’un bosquet qu’il venait sûrement de traverser un moment auparavant. Il semblait avoir bon pied et coeur léger car il sifflait joyeusement en enlevant le capuchon de l’oiseau dont il caressa les plumes ébouriffées. Il ne devait guère avoir plus de vingt ans. Sautant du remblai où il se trouvait, il bondit dans le chemin creux que Cadfael remontait avec sa mule, dès qu’il aperçut le cavalier et sa monture. N’ayant pas de chapeau, il se contenta d’incliner gracieusement la tête pour les saluer.
— Bonjour, mon frère ! Est-ce à nous que vous venez rendre visite ? lança-t-il gaiement.
— Si vous vous appelez Nigel Aspley, alors oui, c’est bien vous que je viens voir, répondit Cadfael, se retournant pour répondre à cet aimable salut.
Mais ce garçon était trop jeune pour être le frère aîné de Meriet, qui avait cinq ou six ans de plus que son cadet. Il y avait trop de différence entre eux dans la stature et la complexion ; lui était grand, avec des yeux bleus et un visage rond au sourire facile. Si ses cheveux blonds avaient un peu plus tiré sur le roux, alors qu’ils avaient la couleur changeante du feuillage des chênes tel qu’il apparaît au printemps ou au détour de l’automne, ils auraient pu fournir cette mèche que Meriet chérissait jusque dans son sommeil.
— Pas de chance. Pour nous, bien sûr, répondit gracieusement le jeune homme, avec une grimace amusante de déception. Remarquez, si vous voulez venir vous rafraîchir et vous reposer un peu chez nous, vous n’en serez pas moins le bienvenu. Quant à moi, je ne suis que Janyn Linde, et pas un Aspley.
Cadfael se remémora ce que Hugh lui avait dit des réponses de Meriet au chanoine. Le frère aîné était fiancé à la fille du châtelain voisin ; il ne pouvait s’agir que d’une Linde puisqu’il avait mentionné, sans y attacher d’importance, la petite parente de Foriet, l’héritière du manoir qui bordait la frange méridionale de celui d’Aspley. Cet agréable jeune homme était donc, selon toute vraisemblance, le futur beau-frère de Nigel.
— C’est très aimable à vous, dit doucement Cadfael, et je vous en remercie vivement, mais il vaudrait mieux que je fasse ce que j’ai à faire. Car je ne suis guère qu’à un mile ou deux d’Aspley.
— Même pas, monsieur, si vous prenez le premier sentier à main gauche après la bifurcation. Vous traversez le bosquet et vous arrivez sur leurs terres. Le sentier vous mènera droit au château. Si vous avez un moment, je vais vous accompagner et vous montrer le chemin.
Cadfael accepta d’enthousiasme. Même s’il n’apprenait pas grand-chose sur tous ces manoirs où l’on avait des légions de filles et de garçons à peu près du même âge, et qui formaient presque une seule famille, il serait en agréable compagnie.
Et puis, sait-on jamais ? Le peu qu’il pourrait glaner déposerait en lui une graine qui germerait plus tard. Pourquoi pas ? Sa mule battait tranquillement l’amble, et Janyn Linde accorda sa longue foulée souple à celle de l’animal.
— Je gage que vous venez de Shrewsbury, mon frère, commença-t-il, montrant ainsi qu’il n’était pas dénué de curiosité. Votre voyage est-il en rapport avec Meriet ? Ça nous a fait un coup, je vous l’avoue, quand il a décidé de prendre l’habit et cependant, si on y pense, il n’en a toujours fait qu’à sa tête, et pour lui changer les idées... Comment se portait-il quand vous l’avez quitté ? Bien, j’espère.
— Oui, assez, renvoya Cadfael, sans se compromettre. Vous le connaissez sûrement beaucoup mieux que nous, puisque vous êtes voisins et que vous avez pratiquement le même âge.
— On a tous été élevés ensemble, plus ou moins, comme une portée de chiots, Nigel, Meriet, ma soeur et moi, surtout quand nos mères sont mortes. Il en va de même pour Isouda qui s’est retrouvée orpheline, mais elle est plus jeune. Meriet est le premier du clan à être parti. Il nous manque, vous savez.
— Je me suis laissé dire qu’il se préparait un mariage qui changerait encore pas mal de choses, hasarda Cadfael comme un pêcheur tentant de ferrer un poisson difficile.
— Roswitha et Nigel ? (Janyn haussa légèrement les épaules.) Nos pères ont arrangé ce mariage il y a belle lurette. Mais même sans cela, il aurait bien fallu que ça se termine ainsi, car ces deux-là avaient décidé de s’unir depuis leur enfance. Si vous allez à Aspley, c’est bien le diable si vous n’y rencontrez pas ma soeur. Elle y passe le plus clair de son temps. Ils sont fous l’un de l’autre !
Il avait l’air de s’en amuser, sans s’en offusquer pour autant. Tout le monde sait de quelles folies sont capables les amants, surtout quand on est encore immunisé soi-même. Ainsi, ils étaient fous l’un de l’autre ! Donc, si cette mèche provenait bien de la chevelure de Roswitha, elle ne l’avait sûrement pas donnée de bon gré au frère cadet de son fiancé dont elle savait qu’il s’était entiché d’elle. Meriet avait dû la lui prendre par surprise et lui voler son ruban. A moins qu’il ne l’ait obtenue d’une autre fille, bien sûr.
— Meriet a choisi une autre voie, dit Cadfael, qui ne voulait pas s’écarter de la sienne. Comment son père a-t-il pris cette décision ? Il me semble que si j’étais père de deux enfants, ça ne me ferait pas plaisir de perdre ainsi l’un des deux.
— Le père n’a jamais vraiment apprécié aucune des décisions de son fils, affirma Janyn avec un petit rire plein de gaîté. Et ça a toujours été le cadet des soucis de Meriet. Voilà des années qu’ils ne font que se battre. Et cependant je suis sûr qu’ils s’aiment beaucoup tous les deux. De temps à autre il faut qu’ils s’affrontent, comme l’eau et le feu. Ils n’y peuvent rien.
Ils étaient arrivés à un endroit, sous le remblai, où les champs laissaient place à des bosquets, et une large allée cavalière tournait légèrement pour longer les arbres.
— C’est le chemin le plus commode pour arriver à la palissade du manoir. Tout droit, dit Janyn. Et si, à votre retour, vous avez une minute pour passer nous voir, mon frère, mon père sera heureux de vous accueillir.
Cadfael le remercia gravement et s’avança dans l’allée cavalière. A un détour du chemin, il se retourna. Janyn regagnait à grands pas son remblai et les champs dégagés, où il pourrait laisser s’envoler son émerillon sans qu’il risque de s’accrocher aux branches des arbres. Il avait recommencé à siffler, très joliment, et ses cheveux clairs imitaient à la perfection la teinte des jeunes chênes. Il avait le même âge que Meriet, mais quelle différence avec ce dernier ! Janyn n’aurait aucun mal à donner satisfaction au plus exigeant des pères, et jamais il ne lui causerait de chagrin en choisissant de fuir ce monde qu’il semblait tant aimer.
Le taillis était bien dégagé, les arbres ayant perdu la moitié de leurs feuilles, découvrant ainsi un sol encore vert et frais. Il y avait quelques mousses orangées sur les cimes et quelques faux agarics, bleuâtres et délicats, poussaient dans l’herbe. Comme Janyn le lui avait dit, le chemin l’amena aux grands champs du manoir qu’on avait depuis longtemps arrachés à la forêt et agrandis depuis, à l’ouest, en prenant sur les arbres et à l’est sur des terres moins difficiles d’accès. On avait lâché les moutons en grand nombre dans les chaumes, pour brouter ce qu’ils pourraient trouver après la moisson, et leurs crottes serviraient à fertiliser les sols pour les prochaines semences. Le long d’un chemin surélevé entre des bandes de terre, le château se profila, dissimulé derrière un mur de clôture, mais il s’élevait suffisamment haut pour qu’on pût en distinguer les toits. On voyait un long bâtiment de pierre, les fenêtres d’un couloir sous un grenier bas et probablement quelques chambres sous les combles du côté d’un cabinet privé. Bien construit et bien entretenu, tout comme les terres qui l’entouraient, il ferait un bon héritage. De larges portes basses, pour laisser passer chariots et charrettes donnaient sur le cellier, et un escalier en pente raide menait à l’étage de la grande salle. Des étables et des écuries se succédaient, de part et d’autre des murs, et le bétail n’y manquait pas.
Deux ou trois hommes s’activaient autour des étables quand Cadfael franchit le portail et un palefrenier, que l’habit bénédictin rendit respectueux et diligent, sortit de l’écurie pour lui prendre la bride. Puis un homme barbu, trapu et plus très jeune – Cadfael supposa, à juste titre, qu’il s’agissait de Fremund, l’intendant – sortit de la grande salle. C’est lui qui était venu annoncer à l’abbaye que Meriet voulait prendre les ordres. Aucun doute, la maison était bien tenue. On avait sûrement accueilli Peter Clemence avec tous les honneurs quand il était arrivé à l’improviste. Il semblait assez difficile de prendre ces gens par surprise.
Cadfael demanda à voir messire Léoric. On lui répondit qu’il était aux champs ; un arbre avait glissé d’une berge instable dans la rivière, polluant ainsi l’eau et il surveillait les travaux d’équarrissage, mais on allait le faire appeler aussitôt, si Cadfael voulait bien l’attendre un petit quart d’heure dans le cabinet où on lui servirait une coupe de vin ou de bière pour le faire patienter – invitation que ce dernier accepta bien volontiers après sa course. On avait sans doute emmené sa mule pour se montrer aussi hospitalier envers elle. A Aspley, tout comme dans les temps anciens, on ne plaisantait pas sur ce chapitre. Ici, un hôte était sacré.
Quand il entra, Léoric Aspley remplit tout entier le cadre étroit de la porte et son épaisse chevelure grise en effleura la partie supérieure. Auparavant, elle avait dû être châtain. Meriet était assez différent dans sa stature et sa complexion, mais il lui ressemblait beaucoup par le visage. Était-ce parce qu’ils étaient aussi fiers l’un que l’autre qu’ils se disputaient constamment, comme Janyn l’avait signalé ? Aspley accueillit son hôte avec une courtoisie parfaite – et distante – le servit de sa propre main, et, d’un geste décidé, ferma la porte, les isolant du reste de la maisonnée.
— Je viens à vous à la demande de l’abbé Radulphe pour vous consulter à propos de votre fils Meriet, dit Cadfael, quand ils furent assis l’un en face de l’autre dans l’embrasure profonde d’une fenêtre, une coupe à portée de la main.
— Et qu’a donc fait mon fils Meriet ? Il est maintenant plus proche de vous que de moi, ainsi qu’il en a décidé, et c’est désormais messire l’abbé qui lui tient lieu de père. Je ne vois donc pas en quoi je pourrais vous servir.
Il s’arrangea pour dissimuler ce que ces mots avaient d’implacable sous une intonation contrôlée et calme, mais Cadfael comprit sur-le-champ qu’il n’avait aucune aide à attendre. Il était d’autant plus intéressant d’essayer.
— C’est quand même vous qui l’avez fait. Si c’est un souvenir qui vous déplaît, répondit-il en s’efforçant de trouver le défaut de la cuirasse, je vous suggère de ne pas trop vous regarder dans un miroir. Ce n’est pas parce que des parents offrent leurs enfants en oblation qu’ils doivent pour autant renoncer à les aimer. Je suis persuadé que nous sommes d’accord sur ce point.
— Qu’est-ce que vous essayez de me dire ? demanda Aspley, avec une moue dédaigneuse. Qu’il regrette déjà le choix qu’il a fait ? Qu’il essaye déjà de quitter l’ordre ? Seriez-vous venu m’annoncer son retour, la queue entre les jambes ?
— Oh, pas du tout ! Il n’arrête pas de réclamer à cor et à cri d’être autorisé à prononcer ses voeux définitifs. Il ferait presque preuve de trop de ferveur en exécutant tout ce qui peut hâter notre acceptation ou du moins y contribuer. C’est à cela qu’il emploie toutes ses heures de veille. Quant à son sommeil, c’est une autre paire de manches. A ce qu’il me semble il y a quelque chose qui l’a profondément marqué et même terrifié. Ce qu’il désire le jour, il s’en détourne avec horreur dans ses cauchemars. Il me paraît juste que vous en soyez informé.
Aspley ne dit mot. Les sourcils froncés, immobile, il paraissait inquiet. Exploitant son avantage, Cadfael poursuivit en lui racontant ce qui s’était produit au dortoir mais, il aurait été bien incapable de dire pourquoi, il garda pour lui l’agression dont Jérôme avait été victime, et le châtiment que cela avait valu à Meriet. Ils s’entendaient déjà mal ; inutile de verser de l’huile sur le feu.
— Quand il se réveille, ajouta Cadfael, il ne se rappelle pas ce qui s’est passé dans son sommeil. Il n’y a donc rien à lui reprocher, mais ça laisse planer un doute sérieux sur sa vocation. Notre père abbé vous demande donc de réfléchir et de nous dire si, à votre avis, nous ne causons pas grand tort à votre fils en l’autorisant à rester parmi nous, quel que soit son désir à ce sujet.
— Qu’il veuille se débarrasser de lui, dit Aspley, recouvrant son calme implacable, je le comprends sans peine. Ce garçon a toujours été une tête de mule, et mal élevé avec ça.
— Ce n’est ni l’opinion de l’abbé ni la mienne, rétorqua Cadfael, piqué au vif.
— Il faut donc croire, quelles que puissent être les difficultés qu’il traverse, qu’il est mieux avec vous qu’avec moi, car depuis son enfance, je ne l’ai jamais connu autrement. Et je pourrais tout aussi bien faire valoir qu’on risque de lui causer un tort considérable en l’empêchant de suivre une voie à laquelle il tient tant. C’est lui seul qui l’a voulu, et lui seul peut changer d’avis. Pour moi, il vaut mieux qu’il endure ces quelques souffrances au début, plutôt que de renoncer à sa vocation.
Cette réaction n’avait rien de très surprenant de la part de quelqu’un d’aussi dur et têtu, qui allait toujours jusqu’au bout de ce qu’il commençait, et tenait toujours scrupuleusement parole sans dévier d’un pouce, autant par honneur que par obstination. Cadfael n’en continua pas moins à chercher le défaut de cette cuirasse, car il fallait que cet homme éprouve une rancune peu commune pour refuser le moindre geste d’affection à son fils qui en avait tant besoin.
— Je ne veux pas l’influencer, déclara finalement Aspley, ni le troubler en allant lui rendre visite ou en autorisant aucun membre de ma famille à le voir. Gardez-le, il finira bien par trouver la lumière, et je pense qu’il continuera à désirer être des vôtres. Quand on a commencé à mettre la main à la charrue, il faut aller jusqu’au bout du sillon. Je ne le recevrai pas ici s’il tourne casaque.
Il se leva pour indiquer que l’entretien était terminé, et qu’il n’y avait plus rien à obtenir de lui. Il pouvait maintenant se permettre de redevenir un hôte prévenant, et il invita Cadfael à dîner, ce que ce dernier refusa tout aussi courtoisement, Aspley l’accompagna alors dans la cour.
— Vous aurez beau temps pour rentrer, dit-il, je regrette cependant que vous n’ayez pas accepté de partager notre repas.
— Moi aussi, et je vous remercie, dit Cadfael, mais je dois m’en aller pour transmettre votre réponse à mon abbé. Et le trajet ne présente aucune difficulté.
Un palefrenier amena la mule. Cadfael se mit en selle, prit civilement congé, et franchit le portail du petit mur de pierre.
Il n’avait pas fait plus de deux cents pas, juste assez pour se trouver hors de vue de ceux qu’il avait laissés derrière leurs murailles, qu’il vit deux silhouettes s’avancer d’un même pas tranquille vers ce même portail. Ils marchaient main dans la main et ne s’étaient pas encore rendu compte qu’un cavalier, chevauchant sur le chemin tracé entre les champs, s’approchait d’eux, car ils ne faisaient que se regarder l’un l’autre. Leur dialogue était interrompu par de longs silences, comme s’ils partageaient un rêve où les mots étaient de peu d’importance ; la voix virile et douce du garçon, et le timbre argentin de la jeune fille évoquaient, même à distance, de brefs éclats de rire, ou des clochettes de bride. Deux chiens de chasse calmes, bien dressés, les suivaient de près, flairant les odeurs disséminées dans l’herbe, mais sans s’égarer d’un pouce du chemin qui les ramenait à la maison.
Il s’agissait sûrement des amoureux qui rentraient dîner. Cadfael, se dirigeant lentement vers eux, les regarda avec intérêt. Ils en valaient la peine. Quand ils furent plus près, mais pas assez pour s’arracher à leur mutuelle contemplation, ils le frappèrent encore davantage. Tous deux étaient grands. Lui avait la stature noble de son père, mais avec la souplesse et la légèreté de la jeunesse, des cheveux châtain clair et la peau mate des Saxons habitués à vivre en plein air. Un tel fils avait de quoi réjouir n’importe qui. Ce jeune homme éclatait de santé, s’épanouissait harmonieusement comme une belle plante, et promettait une floraison superbe. Un cadet trapu et sombre, né plusieurs années après, risquait assurément de susciter moins d’enthousiasme, après cette parfaite réussite. Un paladin suffit à la famille, surtout s’il est difficile à égaler. Et s’il marche vers l’âge adulte dans toute sa gloire, à quoi bon un autre fils ?
La jeune fille le valait bien. Mince et droite comme lui, elle lui arrivait à l’épaule. Elle était le portrait de son frère, mais tout ce qui était gracieux et attirant chez lui devenait beauté chez elle. Elle avait le même visage ovale, aux courbes douces, mais raffiné jusqu’à devenir presque translucide. Elle avait les mêmes yeux bleu clair, mais légèrement plus foncés, ombrés de cils acajou. Et là, sans erreur possible, se répandaient les cheveux blond vénitien, coiffés en lourde tresse, avec des boucles folles qui s’échappaient sur les tempes.
Était-ce l’explication à l’attitude de Meriet ? Voulait-il à tout prix échapper à cet amour malheureux en se retrouvant dans un univers sans femme ? Sans compter qu’il désirait peut-être aussi éviter de jeter une ombre, aussi minime fût-elle, sur le bonheur de son frère ? Était-ce l’explication à sa conduite ? Mais emporter jusque dans le cloître le symbole de son supplice, était-ce bien raisonnable ?
Le bruit léger des petits sabots de la mule dans l’herbe sèche et les cailloux du sentier finit par arriver aux oreilles de la jeune fille. Elle leva les yeux, vit un cavalier s’approcher et en toucha discrètement un mot à son compagnon. Le jeune homme s’immobilisa un moment et regarda fixement, la tête levée, ce bénédictin qui venait de franchir les portes d’Aspley. Il ne tarda pas à deviner ce que cette présence suggérait et s’en étonna. Perdant aussitôt son sourire, il retira sa main de celle de la jeune fille et hâta le pas, avec l’intention évidente d’aborder le visiteur qui s’éloignait.
Ils se rapprochèrent pour s’arrêter ensemble. De près, le fils aîné était encore plus grand que son père, et dans ce monde imparfait, il semblait incroyablement beau. Il saisit la bride de la mule de sa grande et noble main, et après un bref salut hâtif, leva vers Cadfael deux yeux noisette arrondis d’inquiétude.
— Vous êtes de Shrewsbury, mon frère ? Veuillez excuser mon indiscrétion, mais vous venez de chez mon père ? Il y a du nouveau ? Mon frère, euh... n’aurait-il pas ?...
A ce moment, il se reprit et pensa, avec un peu de retard, à saluer et à se présenter.
— Veuillez me pardonner mes questions, car vous ne me connaissez même pas. Je suis Nigel Aspley, le frère de Meriet. Il lui est arrivé quelque chose ? Il n’a pas fait de bêtise, j’espère ?
Que répondre à cela ? Car à la vérité Cadfael aurait bien été en peine de dire s’il considérait ce que Meriet avait fait consciemment comme une bêtise. Mais il y avait au moins quelqu’un qui semblait se préoccuper de son sort, et à en juger par le souci et l’inquiétude qui se marquaient sur le beau visage, il avait peur pour son frère, ce qui ne se justifiait pas encore.
— Il n’y a aucune raison de vous tourmenter pour lui, l’apaisa Cadfael. Il va bien et il ne lui est rien arrivé. Ne craignez rien.
— Il est toujours décidé... Il n’a pas changé d’avis ?
— Non. Il veut toujours prononcer ses voeux.
— Mais vous êtes allé voir mon père ! Quel autre sujet auriez-vous pu aborder ? Vous êtes sûr que Meriet ?...
Il s’interrompit, étudiant les traits de Cadfael sans savoir que penser. La jeune fille s’était approchée tranquillement. Elle se tenait un peu à l’écart, les observant sereinement, mais avec tant de grâce dans son attitude que Cadfael ne pouvait s’empêcher de détourner les yeux vers elle, tant il avait plaisir à la regarder.
— Quand j’ai quitté votre frère, il allait fort bien, affirma-t-il, sincère mais prudent, et sa résolution n’avait en rien faibli. Je suis allé parler à votre père sur la demande de mon abbé, car certains doutes se sont manifestés dans l’esprit de Sa Seigneurie et non dans celui de votre frère. Il est encore très jeune pour prendre une telle décision à la hâte, et son zèle paraît excessif à des esprits plus rassis. Votre âge vous rend plus proche de lui que votre père ou nos responsables, ajouta Cadfael, persuasif. Ne pourriez-vous me dire ce qui a pu justifier sa décision ? Quelle raison, suffisamment importante pour lui, a bien pu le pousser à souhaiter si jeune quitter le monde ?
— Je n’en ai aucune idée, avoua piteusement Nigel, secouant la tête devant son échec. Je n’ai jamais compris qu’on puisse en arriver là.
Rien d’étonnant à cela, avec toutes les raisons qu’il avait, lui, pour ne pas quitter le monde !
— Il a simplement dit qu’il le voulait, ajouta-t-il.
— Il le dit toujours. Et il y revient à chaque occasion.
— Vous le soutiendrez ? Vous l’aiderez à y arriver ? Si c’est vraiment ce qu’il désire, évidemment...
— Nous y sommes tous résolus, croyez-moi, déclara sentencieusement Cadfael. Vous n’ignorez pas que tous les jeunes gens ne poursuivent pas la même destinée.
Il fixait la jeune fille ; elle savait que c’était vrai, et il savait qu’elle savait. Une autre mèche de cheveux blond vénitien s’était échappée du bandeau qui les retenait, et reposait contre sa joue satinée, projetant une ombre d’or chaud sur sa peau.
— Vous voudrez bien lui transmettre mon plus affectueux souvenir, mon frère ? Dites-lui que mes prières et mon amour lui sont acquis.
Sur ces mots, Nigel lâcha la bride de la mule et se recula pour laisser le cavalier continuer sa route.
— Dites-lui que moi aussi je l’aime, ajouta la jeune fille d’une voix douce et lourde comme du miel, levant ses yeux bleus vers Cadfael. Nous avons tous ici été compagnons de jeux pendant si longtemps qu’il m’est permis de l’aimer, d’autant plus que je serai bientôt sa soeur.
— Roswitha et moi devons nous marier à l’abbaye en décembre, précisa Nigel, reprenant la main de sa fiancée.
— J’aurai plaisir à transmettre vos messages, dit Cadfael et je vous souhaite tout le bonheur possible.
La mule, résignée, se mit en marche à la première sollicitation de la bride. Cadfael passa devant le couple, le regard fixé sur la jeune fille dont les immenses yeux bleus s’ouvrirent tel un ciel d’été. En le regardant partir, elle eut un très léger sourire où se refléta une certaine satisfaction. Elle savait qu’il ne pouvait que l’admirer et même l’admiration d’un vieux moine lui procurait du plaisir. Il était évident que ses moindres gestes – elle en était parfaitement consciente – avaient eu cette admiration pour but, comme une araignée cherchant à attraper une mouche particulièrement rétive.
Il prit grand soin de ne pas se retourner, car il venait juste de comprendre que c’était exactement ce à quoi elle s’attendait.
Juste à l’orée du bosquet, à l’extrémité des champs, il y avait une bergerie de pierre, tout près de l’allée cavalière et quelqu’un – une très jeune fille – était assise sur le mur grossier, balançant ses chevilles croisées et ses petits pieds nus. Elle serrait contre elle une poignée de noisettes tardives qu’elle cassait avec ses dents, laissant tomber les coques dans l’herbe haute. A cette distance, Cadfael avait d’abord hésité, garçon ? fille ? car sa robe était remontée au-dessus du genou, ses cheveux courts atteignant à peine les épaules et ses vêtements d’un drap tissé très simple, comme on en porte à la campagne. Mais en se rapprochant, il vit qu’il ne pouvait guère y avoir de doute. Il s’agissait bien d’une jeune fille, et qui plus est, joliment partie pour devenir une femme. Sous le corsage ajusté, ses seins étaient hauts et fermes, et bien qu’elle fût très mince, ses hanches rondes lui permettraient plus tard d’avoir des enfants sans difficulté. Il lui donna environ seize ans. Le plus étrange était qu’elle semblait véritablement l’attendre, car, lorsqu’il s’avança vers elle, elle se tourna sur son perchoir avec un joli sourire comme si, le reconnaissant, elle voulait lui faire bon accueil. Quand il fut tout près, elle sauta du mur, époussetant sa robe, et, avec la brusquerie de qui se décide à passer à l’action, elle fit retomber ses jupes sur ses pieds nus.
— Il faut que je vous parle, monsieur, dit-elle fermement, en caressant l’encolure de la mule de sa petite main brune. Ça vous ennuierait de venir vous asseoir près de moi ?
Elle avait encore un visage d’enfant sous lequel celui de l’adulte commençait à se dessiner, et déjà sous la chair encore puérile apparaissait l’ossature élégante des pommettes et du menton. Elle était presque aussi brune que ses noisettes ; mais sous la peau brune et satinée se dessinait une complexion d’un rose soutenu. Sa bouche d’un beau rouge évoquait les pétales d’une rose à demi ouverte. Ses beaux cheveux courts, épais, bouclés étaient brun-roux, ses yeux légèrement plus foncés avec des sourcils noirs. Elle avait beau être habillée à la va-comme-je-te-pousse, elle n’était pas fille de paysans. Elle savait qu’elle hériterait d’un domaine et qu’il faudrait compter avec elle.
— Mais bien volontiers, répliqua vivement Cadfael. Et il joignit le geste à la parole.
Elle recula d’un pas, la tête penchée sur le côté. Elle ne s’était pas attendue à ce que cela se passe aussi facilement, sans qu’on lui demande la moindre explication. Quand il fut debout près d’elle – il avait à peine une demi-tête de plus qu’elle – elle se décida soudain, avec un sourire éclatant.
— Oui, je pense qu’on peut vraiment parler, vous et moi. Vous ne m’interrogez pas, et pourtant vous ne savez même pas qui je suis.
— Ah, je ne dirais pas ça, objecta Cadfael, attachant la bride de la mule à un crampon du mur. J’imagine que vous êtes Isouda Foriet, je me trompe ? J’ai déjà rencontré tous les autres, et on m’a déjà dit que vous êtes la plus jeune de la tribu.
— Il vous a parlé de moi ? demanda-t-elle, très intéressée, mais sans montrer d’inquiétude particulière.
— Pas à moi directement, mais on me l’a rapporté.
— En quels termes a-t-il parlé de moi ? Demanda-t-elle carrément, avançant un menton au dessin ferme. Ça aussi, on vous l’a rapporté ?
— J’ai cru comprendre que vous étiez un peu sa petite soeur.
Il n’aurait pas su expliquer pourquoi il lui paraissait non seulement impossible de mentir à cette jeune personne, mais également, sans intérêt d’essayer de l’épargner.
Elle eut un sourire pensif, comme un général sûr de lui évaluant les dangers éventuels sur le champ de bataille.
— Comme si je ne comptais pas beaucoup pour lui. Mais peu importe ! Un jour, il comprendra.
— Si j’avais la moindre influence sur lui, affirma respectueusement Cadfael, je lui conseillerais d’y réfléchir dès maintenant. Eh bien, Isouda, me voici, comme vous le souhaitiez. Venez vous asseoir, et dites-moi ce que vous attendez de moi.
— Vous autres, moines, vous êtes censés vous tenir loin des femmes, remarqua Isouda avec un sourire chaleureux et en remontant sur son mur. Ça le met à l’abri de ses manoeuvres à « elle », c’est toujours ça. Mais il ne faudrait quand même pas qu’il aille trop loin non plus. Puis-je savoir votre nom, puisque vous connaissez le mien ?
— Je m’appelle Cadfael, je suis gallois de Trefriw.
— Ma première nourrice était galloise, dit-elle, et se penchant en avant, elle arracha un mince brin d’herbe verte, parmi les tiges fanées qui se trouvaient à ses pieds et le glissa entre ses solides dents blanches. Je ne crois pas que vous ayiez toujours été moine, frère Cadfael, vous savez trop de choses.
— Mon petit, j’ai connu des moines cloîtrés depuis l’âge de huit ans qui en savaient plus que j’en saurai jamais, affirma sérieusement Cadfael, bien que Dieu seul puisse expliquer ce mystère. Mais, en effet, j’ai vécu quarante ans dans le siècle avant de prendre l’habit. Mon savoir est limité, ce que je sais est à votre disposition. Vous voulez que je vous parle de Meriet, je suppose.
— Pas « frère Meriet » ? s’exclama-t-elle, ravie et vive comme un chat.
— Pas encore. Il lui faut du temps.
— JAMAIS ! s’écria-t-elle, fermement, sûre d’elle. Ça ne se passera pas ainsi. Il ne le faut pas, poursuivit-elle, le regardant bien en face, hautaine, impérieuse. Il est à moi. Meriet est à moi, qu’il le sache ou non. Et personne d’autre ne l’aura.